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Tengo
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Que Votre Royaume advienne pour nous

 

LE MAÎTRE SE TOURNA VERS FUKAÉRI ET LUI DIT : « S’il te plaît, Éri, peux-tu apporter du thé ? »

La jeune fille se leva et sortit du salon. Elle referma doucement la porte. Le Maître attendit sans mot dire que Tengo, sur le canapé, retrouve une respiration régulière et reprenne ses esprits. Retirant ses lunettes à monture noire, il les essuya avec un mouchoir qui ne semblait pas très net avant de les remettre. De l’autre côté de la fenêtre, quelque chose, tout petit et noir, traversa le ciel à l’horizontale, très vite. Un oiseau peut-être. Ou peut-être l’âme de quelqu’un emportée aux confins du monde.

« Je vous demande de m’excuser, dit Tengo. Ça va bien, à présent. Ce n’était rien du tout. Poursuivez, je vous en prie. »

Le Maître acquiesça et reprit son récit.

« Le violent combat armé conduisit à la dissolution de la communauté dissidente L’Aube, en 1981. Ces graves incidents se sont donc déroulés il y a trois ans de cela, quatre ans après l’arrivée d’Éri ici. Mais le fait qu’elle soit venue chez nous est sans rapport avec les problèmes de L’Aube, du moins pour le moment, je pense.

« Éri avait dix ans lorsqu’elle est venue vivre chez nous. Elle est apparue à notre porte sans crier gare. Totalement différente de l’Éri que j’avais connue. Enfant, elle était de nature taciturne, elle gardait ses distances avec les inconnus. Pourtant, avec moi qu’elle connaissait bien depuis toute petite, elle parlait beaucoup. Mais quand elle est arrivée ici, elle était devenue muette. Comme si elle avait perdu l’usage des mots. Même quand on s’adressait à elle, tout ce qu’elle pouvait faire, c’était un signe de tête pour approuver ou pour refuser. »

Le Maître s’exprimait à présent avec un débit plus rapide, et sa voix même était devenue plus claire. Comme s’il profitait de l’absence de Fukaéri pour faire avancer son récit jusqu’à un certain point.

« Cela avait dû être très difficile pour elle de parvenir en haut de cette montagne. Elle avait certes un peu d’argent et un morceau de papier où figurait notre adresse. Mais elle avait été élevée dans un environnement particulièrement isolé et, de plus, elle était incapable de s’exprimer. Néanmoins, avec son bout de papier à la main, elle a finalement réussi à arriver devant chez nous, en utilisant les correspondances des différents moyens de transport.

« Au premier regard, on comprenait qu’il lui était arrivé quelque chose de funeste. La femme qui était là pour nous aider et ma fille Azami ont pris soin d’elle. Quelques jours après, quand Éri m’a paru plus calme, j’ai téléphoné aux Précurseurs. J’ai dit que je voulais parler à Fukada. On m’a répondu qu’il n’était pas en situation de le faire à ce moment-là. Quand j’ai demandé ce qu’était cette situation, on ne m’a donné aucune information. J’ai réclamé alors qu’on me passe sa femme. Impossible, m’a-t-on répondu. En somme, aucun des deux n’était en mesure de me parler.

— Avez-vous dit alors que c’était vous qui vous chargiez d’Éri ? »

Le Maître secoua la tête. « Non, j’ai senti qu’il valait mieux que je garde le silence à ce sujet, tant que je ne pouvais pas parler directement à Fukada. Bien entendu, par la suite, j’ai fait de nombreuses tentatives pour entrer en relation avec lui. J’ai utilisé tous les moyens possibles. Mais aucun n’a abouti. »

Tengo fronça les sourcils. « Cela signifie que, depuis sept ans, elle n’a eu aucun contact avec ses parents ? »

Le Maître hocha la tête.

« Strictement aucun.

— Pendant ces sept années, les parents d’Éri n’ont jamais cherché à savoir ce qu’était devenue leur fille ?

— Je sais, cela paraît tout à fait incompréhensible. D’autant plus que les Fukada aimaient énormément Éri, qu’elle était leur bien le plus précieux. Et que j’étais le seul qui pouvait l’héberger. Les deux parents d’Éri ont rompu avec leur propre famille et la petite fille a grandi sans connaître aucun de ses grands-parents. Le seul endroit où Éri pouvait être aidée, c’était chez nous. Ses parents lui avaient dit que, s’il le fallait, elle pourrait venir ici. Et malgré tout, de leur part, rien, pas la moindre nouvelle. C’est inconcevable. »

Tengo demanda : « Vous m’avez dit tout à l’heure que Les Précurseurs étaient une communauté plutôt ouverte ?

— C’est exact. Depuis leur création, Les Précurseurs ont constamment fonctionné sur ce mode. Mais, peu avant la fugue d’Éri, progressivement, ils ont eu tendance à s’isoler de l’extérieur. Le premier signe, pour moi, a été le retard que Fukada a commencé à prendre dans sa correspondance. Il a toujours beaucoup écrit. Il m’envoyait de longues lettres, dans lesquelles il me décrivait les événements internes de la communauté et aussi ses propres sentiments. À partir d’un certain moment, cela s’est interrompu. De mon côté, j’avais beau lui écrire, il ne répondait pas. Si je lui téléphonais, je ne parvenais pas à l’avoir au bout du fil. Même si on me passait la communication, le peu de temps qui m’était accordé interdisait une vraie conversation. D’ailleurs Fukada lui-même parlait d’une manière brusque, comme s’il savait que quelqu’un était là, en train de l’écouter. »

Le Maître joignit les mains sur ses genoux.

« Je me suis déplacé plusieurs fois jusque chez Les Précurseurs. Il fallait que je parle d’Éri avec Fukada, et puisque par lettres ou par téléphone c’était devenu impossible, il ne me restait plus qu’à y aller directement. Mais on ne m’a pas laissé pénétrer. J’ai été littéralement mis à la porte. Ils n’ont rien voulu savoir malgré toutes mes tentatives de négociation. Le domaine des Précurseurs, un jour, avait été entièrement clôturé avec une haute palissade et les étrangers étaient tous, sans exception, interdits d’entrée.

« Difficile, de l’extérieur, de se faire une idée de ce qui se passait dans la communauté. Je conçois aisément la nécessité d’une stricte clandestinité pour une faction armée comme L’Aube. Je comprends que ces gens-là avaient des choses à dissimuler, eux qui avaient la révolution armée en ligne de mire. Mais Les Précurseurs se bornaient à pratiquer paisiblement de l’agriculture biologique. Dès le début, ils avaient adopté une attitude amicale vis-à-vis du monde extérieur. Par conséquent les gens du coin les avaient tout de suite pris en sympathie. Mais désormais c’était devenu une forteresse. On aurait dit que l’attitude des membres et leur physionomie, même, avaient changé du tout au tout. Les gens du voisinage étaient tout aussi ébahis que moi. Et moi, forcément, j’étais très inquiet à l’idée qu’il était peut-être arrivé quelque chose de fâcheux aux époux Fukada. Mais je n’ai rien pu faire, à part m’occuper du mieux possible d’Éri. C’est ainsi que se sont écoulées ces sept années. Il m’a été impossible d’éclaircir la situation.

— Vous ne savez donc même pas si M. et Mme Fukada sont encore en vie ? » demanda Tengo.

Le Maître hocha la tête.

« Non, je ne le sais pas. Je n’ai pas la moindre piste. J’espère au moins que le pire n’est pas arrivé. Mais étant donné qu’aucune nouvelle de Fukada ne m’est parvenue durant ces sept années, la situation est évidemment anormale. Je suis obligé de penser qu’il leur est arrivé quelque chose, dit-il en baissant la voix. Peut-être sont-ils retenus de force à l’intérieur. Ou peut-être leur a-t-on réservé un traitement plus terrible encore.

— Plus terrible ?

— Eh bien, il est impossible d’exclure la pire des hypothèses, voilà ce que je veux dire. Les Précurseurs ne sont dorénavant plus la paisible communauté agricole d’autrefois.

— Autrement dit, vous pensez que ces Précurseurs se sont engagés sur une pente périlleuse ?

— Oui, c’est ce que je pense. Selon les gens du coin, le nombre de personnes qui entrent ou sortent de la communauté semble avoir beaucoup augmenté par rapport aux époques précédentes. Le va-et-vient des véhicules est également plus intense. Les voitures immatriculées à Tokyo sont nombreuses. On voit aussi souvent des limousines haut de gamme, très rares à la campagne. Le nombre des membres a brusquement augmenté. Ils ont construit de nouveaux bâtiments, leur intérieur s’est amélioré. Ils ont frénétiquement acheté tous les terrains voisins disponibles, à des prix très bas, et ont fait venir dans leur domaine toutes sortes de tracteurs, d’excavatrices ou même de bétonnières. Le travail agricole s’est poursuivi comme auparavant, ce qui constitue sans doute pour eux une source de revenus précieuse. Les légumes labellisés Précurseurs sont de plus en plus réputés. Ils les livrent directement à des restaurants ou des boutiques qui proposent des aliments naturels. Ils passent des contrats avec des supermarchés de luxe. Leurs profits se sont sans doute accrus. Pourtant, en parallèle, il semble que quelque chose se soit mis en marche, qui n’a pas de rapport avec l’agriculture. Il est impossible d’amasser autant de fonds uniquement grâce à la vente de denrées agricoles, même produites en grandes quantités. Donc, les gens du coin ont l’impression que ce qui se passe à l’intérieur de la communauté – quoi que ce soit, car ils agissent à présent en secret – doit être dissimulé au public.

— Ils auraient de nouveau entrepris de lancer un mouvement politique ? demanda Tengo.

— Non, sûrement pas, répliqua le Maître. Les Précurseurs fonctionnent en dehors de la politique. C’est bien pour cette raison qu’ils ont dû se séparer de L’Aube.

— Pourtant, plus tard, quelque chose s’est produit et Éri a dû s’enfuir.

— Quelque chose s’est produit, répéta le Maître. Un événement lourd de sens. Quelque chose de très grave qui l’a obligée à s’enfuir toute seule, en abandonnant ses parents. Mais Éri ne veut pas en parler.

— Elle aurait subi un choc ? Ou cet événement serait si traumatisant qu’elle ne pourrait pas l’évoquer ?

— Non, elle ne m’avait pas donné l’impression d’avoir subi un choc, ni d’avoir peur, ni d’être angoissée au point de se séparer de ses parents. Simplement, elle semblait totalement insensible. Néanmoins, elle s’est adaptée sans difficulté à la vie chez nous. Beaucoup plus facilement que ce que nous aurions imaginé. »

Le Maître jeta un regard sur la porte du salon. Puis ses yeux revinrent à Tengo.

« Quoi qu’il lui soit arrivé, je n’ai pas voulu la forcer à ouvrir son cœur. J’ai pensé que ce dont avait besoin cette petite, c’était du temps. Aussi ne lui ai-je posé aucune question. Même si elle restait muette, j’ai fait comme si cela ne m’inquiétait pas. Éri était toujours en compagnie d’Azami. Dès qu’Azami rentrait de l’école, à peine le repas terminé, elles s’enfermaient dans leur chambre, toutes les deux seules. Ce qu’elles faisaient, je n’en sais rien. Peut-être avaient-elles une sorte de conversation. Mais je n’ai jamais cherché à m’immiscer, je les ai laissées libres d’agir comme il leur plaisait. Si on met de côté le fait qu’Éri ne parlait pas, il n’y a pas eu le moindre problème dans la vie que nous avons menée ensemble. C’est une enfant intelligente, qui écoutait bien ce que je lui disais. Avec Azami, elles étaient devenues inséparables. Simplement, durant cette période, Éri n’a pas fréquenté l’école. Il était impossible d’envoyer à l’école une enfant qui ne prononçait pas un mot.

— Jusque-là, vous viviez seul avec Azami ?

— Ma femme est morte il y a déjà dix ans », dit le Maître. Puis il fit une petite pause. « Nous avons été heurtés par une voiture à l’arrière, elle est morte sur le coup. Ensuite, nous sommes restés seuls tous les deux, Azami et moi. J’ai fait appel à une parente éloignée vivant dans le voisinage pour l’entretien de la maison. Elle a également pris soin des deux fillettes. La disparition de ma femme a été extrêmement difficile à surmonter, aussi bien pour Azami que pour moi. Comme sa mort a été soudaine, nous n’avons pas pu nous y préparer psychologiquement. Aussi, le fait qu’Éri vienne vivre avec nous à ce moment a finalement été un bonheur – si l’on ne tient pas compte des détails de l’affaire qui l’ont amenée ici. Même si elle ne participait pas à la conversation, sa simple présence, étrangement, nous a apaisés. Et puis, durant ces sept années, Éri a peu à peu récupéré l’usage de la parole. Ses capacités langagières ont notablement progressé par rapport à l’époque où elle est arrivée. Sans doute, pour les autres, semble-t-elle s’exprimer de manière singulière, peu ordinaire. Mais pour nous, l’amélioration est considérable.

— Aujourd’hui, Éri va-t-elle à l’école ?

— Non. Elle y est inscrite pour la forme. Elle ne peut pas vraiment s’adapter à la vie scolaire. Je me suis occupé moi-même de ses études quand j’en avais le temps, avec des étudiants qui venaient lui donner des cours à domicile. Enfin, ce ne sont que des bribes de savoir, on ne dira pas qu’il s’agit d’un cursus complet. Comme elle a tellement de mal à lire seule, je lui ai lu des textes à haute voix quand j’en avais l’occasion. Je lui ai aussi donné des cassettes enregistrées. Voilà ce qu’elle a reçu en guise d’éducation. Mais c’est une enfant étonnamment intelligente. Quand elle l’a décidé, elle est capable d’étudier une question très vite. De se l’approprier en profondeur, avec efficacité. Une faculté extraordinaire. Mais elle ne jette même pas un œil sur les sujets qui ne l’intéressent pas. »

La porte du salon ne s’ouvrait toujours pas. Il fallait vraiment longtemps à Éri pour faire chauffer de l’eau et préparer du thé.

« Ensuite, Éri a raconté La Chrysalide de l’air à Azami ? demanda Tengo.

— Comme je vous l’ai dit plus tôt, le soir venu, Éri et Azami s’enfermaient toutes les deux dans leur chambre. Je ne sais pas ce qu’elles faisaient. C’est leur secret. Mais je crois qu’à un certain moment elles parlaient principalement de cette histoire. Azami notait ou enregistrait ce qu’Éri racontait. Puis elle le transcrivait en se servant de la machine à traitement de texte qui se trouve dans mon bureau. À partir de là, il m’a semblé qu’Éri recommençait à éprouver des émotions. La totale indifférence qui l’enveloppait, à la manière d’une membrane, a disparu. Des expressions sont un peu réapparues sur son visage. Elle est redevenue plus proche de l’Éri d’autrefois.

— Elle a donc commencé à se rétablir à partir de ce moment-là ?

— Seulement en partie. Mais c’est exact. Le rétablissement d’Éri est sans doute lié au fait qu’elle ait raconté cette histoire. »

Tengo réfléchit à ce point. Puis il posa une question sur un autre sujet.

« Avez-vous dit à la police que vous n’aviez plus aucune nouvelle des époux Fukada ?

— Bien sûr, je suis allé voir la police locale. Sans évoquer la question d’Éri, j’ai expliqué que des amis se trouvaient à l’intérieur de cette communauté, que je n’avais plus de contacts avec eux depuis très longtemps, et qu’il n’était pas impossible qu’ils soient retenus là de force. Mais la police n’avait aucun moyen d’intervenir. Le terrain des Précurseurs est une propriété privée. Tant qu’il n’y a aucune preuve qu’un acte délictueux y a été commis, la police ne peut y pénétrer. J’ai bien dit que j’avais essayé de négocier mais qu’ils n’en avaient tenu aucun compte. Puis, à partir de 1979, il est devenu de fait impossible de mener la moindre investigation à l’intérieur. »

Le Maître secoua la tête à plusieurs reprises, comme s’il cherchait à se souvenir de cette époque.

« Il s’est passé quelque chose en 1979 ? interrogea Tengo.

— Cette année-là, Les Précurseurs ont reçu l’agrément pour se constituer en association religieuse. »

Tengo en perdit la parole un instant.

« Une association religieuse ?

— C’est vraiment surprenant, dit le Maître. Brusquement, Les Précurseurs étaient devenus l’association religieuse dite Les Précurseurs. La préfecture de Yamanashi leur avait accordé l’agrément officiel. Une fois qu’ils pouvaient se prévaloir de cette appellation, il devenait extrêmement difficile à la police d’enquêter à l’intérieur de leur domaine – ce qui aurait constitué une atteinte à la liberté de croyance garantie par la Constitution. En tout cas, il semble que Les Précurseurs aient eu de bons avocats et se soient assuré une défense solide. La police locale ne pouvait pas se mesurer avec eux.

« Moi aussi j’ai été stupéfait lorsque la police m’a appris ce qu’il en était. C’était tellement inattendu que je ne voulais pas y croire. Même avec les documents sous les yeux, que j’étais à même de vérifier de mes propres yeux, il ne m’était pas facile de l’admettre. Je connaissais Fukada depuis si longtemps. Je connaissais son tempérament et sa personnalité. Moi qui suis un chercheur en ethnologie, j’entretiens, par ma spécialité, des rapports étroits avec la religion. Mais lui, contrairement à moi, est foncièrement un animal politique, un homme mû avant tout par la raison. Il éprouve presque un dégoût physiologique vis-à-vis de tous les systèmes religieux. Et il est invraisemblable, à mon avis, qu’il ait accepté cet agrément d’association religieuse, même pour des raisons stratégiques.

— En plus, il n’est pas simple, je suppose, de l’obtenir ?

— Pas forcément, dit le Maître. Il est certain qu’on vous fait subir d’innombrables vérifications de qualité. Il faut passer par toutes sortes de procédures administratives compliquées. Mais grâce à des manœuvres politiques en sous-main, on peut franchir ce genre d’obstacles assez facilement. Il est délicat, par nature, de tracer une frontière entre une véritable religion et une secte. Il n’y a pas de définition claire. Tout est question d’interprétation. Et du moment qu’il y a matière à interprétation, il y a toujours moyen de faire intervenir le pouvoir politique ou des passe-droits. Dès que l’on a obtenu le statut officiel d’association religieuse, on jouit d’un traitement de faveur en matière fiscale. On est largement assuré aussi de bénéficier d’une protection juridique.

— En somme, Les Précurseurs ont cessé d’être une simple communauté agricole et sont devenus une organisation religieuse. Et même un groupe religieux extrêmement fermé.

— Une nouvelle religion. Pour dire les choses directement, ils sont devenus une secte.

— Je ne comprends pas très bien. Pour qu’un tel virage s’accomplisse, il a fallu qu’il se produise quelque chose de particulièrement grave ? »

Le Maître contempla le dos de ses mains. Hérissé d’une foule de poils grisonnants et frisés.

« C’est exact. Il y a forcément une explication à ce tournant radical. J’y ai réfléchi pendant longtemps. J’ai envisagé diverses possibilités. Mais finalement, je ne comprends toujours pas. Qu’est-ce qui a bien pu se passer ? Ils fonctionnent de façon totalement secrète, et agissent de manière que rien ne filtre de leurs activités internes. Et puis le nom même de Fukada, le guide des Précurseurs, n’est dès lors plus jamais réapparu.

— Et trois ans auparavant, il y avait eu ces combats, et L’Aube avait été dissoute », dit Tengo.

Le Maître acquiesça.

« Les Précurseurs ont survécu en éliminant de fait L’Aube. Ils ont prospéré et se sont développés en tant que groupe religieux.

— Autrement dit, cette affaire n’a pas causé de dommages aux Précurseurs ?

— C’est exact, dit le Maître. Bien au contraire, elle leur a plutôt apporté de la publicité. Ces gens sont malins. Ils ont manœuvré de manière à orienter les choses à leur convenance. De toute façon, cela s’est produit après le départ d’Éri. Comme je vous l’ai dit plus tôt, ces événements n’ont pas de lien direct avec Éri. »

Il devenait impératif de changer de sujet, semblait-il.

« Avez-vous lu La Chrysalide de l’air ? interrogea Tengo.

— Bien entendu.

— Qu’en pensez-vous ?

— C’est une histoire très intéressante, dit le Maître. Et aussi extraordinairement suggestive. Mais ce qu’elle veut suggérer, à vrai dire, je l’ignore. Par exemple, quelle est la signification de la chèvre aveugle, ou quel est le sens des Little People et de la chrysalide de l’air…

— Pensez-vous qu’Éri, lorsqu’elle vivait chez Les Précurseurs, ait réellement vécu des scènes décrites dans cette histoire ? Fait-elle allusion à des faits concrets auxquels elle aurait assisté ?

— La seconde hypothèse n’est pas impossible. Mais il est difficile de déterminer où finit la réalité et où commence ce qui relève du fantastique. On peut lire aussi ce texte comme une sorte de mythe ou encore comme une ingénieuse allégorie.

— Éri m’a dit que les Little People existaient vraiment. »

Le Maître eut une expression soucieuse. Puis il demanda : « Vous-même, pensez-vous que l’histoire que décrit La Chrysalide de l’air soit réellement arrivée ? »

Tengo secoua la tête.

« Ce que je voulais dire, c’est que cette histoire contient des descriptions extrêmement réalistes, jusque dans les moindres détails, ce qui, pour un roman, est une grande vertu.

— Donc, vous aimeriez donner une forme plus claire à ce qui n’est que suggéré, en récrivant le texte avec vos propres mots. C’est bien cela ?

— C’est ce que je vais m’efforcer de faire.

— Je suis ethnologue, dit le Maître. J’ai cessé mon travail de chercheur, mais je reste profondément imprégné de l’esprit de cette science. L’une de ses visées consiste à comparer entre elles les images particulières qu’a forgées l’humanité, pour tenter de découvrir ce qu’elles ont de commun et d’universel. Ensuite, à chercher quelles en sont les répercussions sur les individus. L’homme, ainsi, peut être vu à la fois dans son autonomie et dans son appartenance à un autre ordre. Vous saisissez ce que je vous dis là ?

— Je pense que oui.

— C’est peut-être ce que vous cherchez à faire dans votre travail. »

Tengo déplia ses mains sur ses genoux.

« Cela me paraît un objectif difficile à atteindre.

— Oui, mais je crois que ça vaut la peine d’essayer.

— Je ne sais même pas si j’en ai les compétences. »

Le Maître fixa Tengo. Dans les yeux du professeur brillait à présent une lumière particulière.

« Ce que j’aimerais savoir, c’est ce qui est arrivé à Éri lorsqu’elle était chez Les Précurseurs. Et puis quel a été le sort réservé aux époux Fukada. Durant ces sept années, j’ai bataillé seul pour essayer de démêler tout cela. En fin de compte, je n’ai aucune piste. Des murs se sont dressés devant moi, si épais et si solides que je m’y suis cassé les dents. Alors il y a peut-être, dans l’histoire de La Chrysalide de l’air, une clé cachée qui éclaircirait l’énigme. Même si la chance est infime, si elle existe, je m’y accrocherai jusqu’au bout. Moi aussi j’ignore si vous avez les compétences nécessaires ou non. Mais vous avez estimé que La Chrysalide de l’air avait beaucoup de valeur. Vous vous y êtes profondément immergé. Vous êtes donc certainement qualifié pour ce travail.

— Il y a un point sur lequel j’aimerais avoir une confirmation claire, que vous me disiez oui ou non, dit Tengo. C’est pour cette raison que je suis venu ici aujourd’hui. M’accordez-vous l’autorisation de récrire La Chrysalide de l’air ? »

Le Maître eut un signe de tête affirmatif. Puis il reprit la parole. « J’aimerais que vous me fassiez lire la version remaniée. Il semble qu’Éri vous fasse pleinement confiance. Elle ne se fie à personne d’autre que vous. Sans parler, bien sûr, d’Azami et de moi-même. Donc, allez-y, essayez. Vous avez toute liberté par rapport à cette œuvre. Autrement dit, ma réponse est oui. »

À peine ces paroles énoncées, le silence, comme un destin qui viendrait d’être scellé, envahit pesamment la pièce. À ce moment précis, Fukaéri apporta le thé. Comme si elle avait attendu le moment où la conversation entre les deux hommes était close.

 

Il fit le chemin du retour seul. Fukaéri était sortie promener le chien. Tengo fit appeler un taxi pour se rendre à la gare de Futamatao. Puis il changea de train à Tachikawa et emprunta la ligne Chûô.

À la gare de Mitaka, une mère et sa fille s’installèrent en face de lui. Toutes les deux portaient des vêtements irréprochables. Non pas qu’il se soit agi d’habits coûteux ni même neufs. Mais ils étaient très nets, parfaitement entretenus, soigneusement repassés, les parties blanches d’un blanc immaculé. La petite fille devait être en deuxième ou troisième année de primaire. Elle avait de grands yeux et un visage harmonieux. La mère, maigre, les cheveux tirés, noués en arrière, portait des lunettes à monture noire. Elle avait un volumineux sac en toile, aux couleurs fanées, qui paraissait plein à craquer. Son visage était également régulier mais elle semblait plus âgée qu’elle ne l’était sans doute en réalité, en raison de la fatigue nerveuse qui se lisait au coin de ses yeux. On n’était encore qu’à la mi-avril, mais elle était munie d’une ombrelle. Tel un gourdin tout desséché, l’ombrelle était roulée serrée.

La mère et la fille restèrent silencieuses. La mère paraissait occupée à ordonner des choses dans sa tête. La fillette, à côté d’elle, désœuvrée, regardait tantôt ses chaussures, tantôt le sol, tantôt les publicités qui pendaient du plafond. Parfois, elle jetait des regards brefs vers Tengo, assis en face d’elle. Il semblait que c’étaient sa haute taille et ses lobes d’oreilles chiffonnés qui l’intéressaient. Les petits enfants contemplaient souvent Tengo avec ce genre de regard. Comme s’ils observaient un animal rare et inoffensif. Le visage et le corps de la petite fille restaient immobiles. Seuls ses yeux s’activaient à examiner ce qui l’entourait.

La mère et la fille descendirent à la gare d’Ogikubo. Dès que le train ralentit, la mère saisit son ombrelle d’une main et, sans un mot, se leva prestement de son siège. De la main gauche elle tenait son ombrelle, de la droite son sac en tissu. La fillette l’imita. Elle sauta sur ses pieds précipitamment et suivit sa mère. Lorsqu’elle se leva, elle regarda encore une fois Tengo à la dérobée. Là, dans son regard, brillait une lueur étrange, comme un appel ou une plainte. C’était une lueur minuscule mais Tengo put la déceler. Cette petite fille me lance une sorte de signal  voilà ce que ressentit Tengo. Il allait sans dire que, quel qu’ait été le signal envoyé, Tengo ne pouvait rien faire. Il ignorait tout de la situation et n’était pas autorisé à s’en mêler. La fillette descendit avec sa mère à Ogikubo, les portes se refermèrent et Tengo resta assis tandis que le train roulait vers la gare suivante. À la place vide laissée par la fillette et sa mère s’était installé un groupe de trois collégiens qui rentraient chez eux après avoir passé un examen blanc, semblait-il. Ils se mirent aussitôt à bavarder gaiement. Pourtant, malgré leur présence, subsista encore un certain temps l’image rémanente de la silencieuse petite fille.

Les yeux de cette enfant avaient éveillé chez Tengo le souvenir de ceux d’une autre fillette. Celle-là avait été dans la même classe que lui durant deux ans, lorsqu’il était élève de troisième année, puis de quatrième année de primaire. Elle avait les mêmes yeux que la petite fille de tout à l’heure. Elle avait longuement regardé Tengo. Et puis…

 

Les parents de cette fillette-là étaient tous deux membres d’une secte religieuse, Les Témoins. C’était un groupe dissident, issu du christianisme, qui prêchait l’eschatologie, qui pratiquait avec zèle sa mission évangélisatrice et qui prenait au pied de la lettre les écrits bibliques. Par exemple, les fidèles refusaient catégoriquement la transfusion sanguine. Aussi leurs chances de survie étaient-elles très minces en cas de blessure grave. Les interventions chirurgicales importantes leur étaient également interdites. En échange, ils pensaient que, lorsque arriverait la fin du monde, ils seraient les seuls survivants, en tant qu’élus de Dieu. Et qu’ils vivraient mille ans durant dans un monde de félicité.

Cette fillette-là, comme celle de tout à l’heure, avait de grands yeux, très beaux. Des yeux impressionnants. Un joli visage, sur lequel il y avait constamment comme une sorte de voile opaque. Destiné à éteindre tout signe d’existence. Dans la mesure où ce n’était pas indispensable, elle n’ouvrait pas la bouche devant les autres. Elle n’avait aucune expression. Ses lèvres minces étaient en permanence étroitement closes.

Au début, si Tengo s’était intéressé à cette petite fille, c’était parce que, chaque fin de semaine, elle devait accompagner sa mère dans sa mission évangélisatrice. Dans les familles des Témoins, dès que les enfants savaient marcher, on leur demandait de prendre part avec leurs parents à cette activité missionnaire. À partir de trois ans à peu près, ils cheminaient le plus souvent avec leurs mères qui allaient de maison en maison, distribuant la brochure Avant le Déluge et exposant leur doctrine. Les fidèles expliquaient aux gens, de façon très simple, tout ce qui annonçait la fin imminente de notre monde contemporain. Ils nommaient Dieu « Jéhovah ». Bien entendu, dans la plupart des maisons, on ne les laissait pas entrer. On leur fermait la porte au nez. Leur dogme était trop étriqué, arbitraire, trop éloigné de la réalité  du moins, telle qu’elle était perçue par la majorité des gens. Pourtant, très rarement, quelques-uns leur prêtaient une oreille attentive. Car il existe des gens qui recherchent des interlocuteurs, quel que soit le sujet de la conversation. Et parmi ceux-là, il y en avait, encore moins nombreux, qui assistaient ensuite à leurs réunions. Ainsi, en quête de cette infime possibilité d’un pour mille, les fidèles continuaient à sonner à l’entrée des maisons. L’obligation sacrée qui leur avait été assignée était de ne jamais relâcher leurs efforts pour tenter d’amener les hommes à l’éveil – même si leur nombre était minime. Et plus cette obligation était mal accueillie, plus la félicité qui leur serait accordée serait éclatante.

Cette fillette accompagnait sa mère dans sa tournée missionnaire. La mère portait d’une main un sac en étoffe bourré des brochures Avant le Déluge, et, la plupart du temps, elle tenait dans l’autre main une ombrelle. La fillette la suivait à quelques pas derrière. Toujours les lèvres serrées, inexpressive. Tengo l’avait croisée à plusieurs reprises alors qu’il était avec son père dans sa tournée de collecte de la redevance pour la NHK. Tengo reconnaissait la fillette comme elle-même le reconnaissait. Chaque fois, il voyait dans ses yeux une sorte de lumière fugace. Bien entendu, ils ne s’adressaient pas la parole. Ils ne se saluaient même pas. Le père de Tengo était trop préoccupé par son rendement, la mère de la fillette trop absorbée à prêcher l’inéluctable fin du monde. Ces dimanches-là, à la remorque de leurs parents, le petit garçon et la fillette échangeaient à peine un bref regard.

Dans la classe, tout le monde savait qu’elle appartenait aux Témoins. Elle ne participait pas à la fête de Noël pour « raison religieuse ». Pas non plus aux voyages scolaires ou aux excursions au cours desquels était prévue la visite d’un temple bouddhiste ou d’un sanctuaire shintô. Elle ne prenait pas part à la fête de la Gymnastique et ne chantait pas avec les autres l’hymne national ou le chant de l’école. Ces comportements extrêmes et incompréhensibles l’isolaient toujours plus. En outre, avant le déjeuner, elle devait absolument réciter une prière spéciale. Et il fallait qu’elle le fasse d’une voix claire et forte, afin que tout le monde l’entende bien. Évidemment, cette prière semblait inquiétante pour les autres enfants. On pouvait bien penser qu’elle-même n’avait nulle envie de prononcer ces paroles en public. Mais on lui avait inculqué qu’elle devait débiter sa prière avant le repas. Même si aucun autre fidèle ne l’observait, il lui était impossible de s’y dérober. « Jéhovah », de l’endroit élevé où il se trouvait, voyait tout, dans les plus infimes détails.

 

Jéhovah, qui êtes aux cieux, que Votre Nom soit sanctifié, que Votre Royaume advienne pour nous. Pardonnez nos nombreux péchés. Accordez-nous Votre bénédiction tout au long de notre modeste marche. Amen.

 

La mémoire est quelque chose d’étrange. Même si ces faits remontaient à vingt ans, il se souvenait des termes de la prière. Que Votre Royaume advienne pour nous. Chaque fois que Tengo, alors écolier, entendait cette phrase, il songeait : Mais enfin, de quelle sorte de royaume s’agit-il ? Est-ce qu’il y aurait une NHK là-bas ? Non, sûrement pas. Et s’il n’y avait pas de NHK, bien sûr, il n’y avait pas non plus de redevance. Alors, en effet, ce serait bien que ce Royaume arrive le plus vite possible.

Tengo n’avait jamais parlé à la petite fille. Ils étaient dans la même classe, et pourtant il n’avait jamais eu l’occasion de s’entretenir avec elle. Elle-même restait toujours à l’écart des autres, seule dans son coin, sans dire un mot à personne, sauf en cas de nécessité absolue. Ce n’était pas une atmosphère propice pour s’approcher d’elle et amorcer une véritable conversation. Mais, au fond de lui, Tengo éprouvait de la sympathie pour elle, car ils avaient un point commun bien particulier. Ils devaient accompagner leurs parents de maison en maison, le dimanche et les jours de congé, ils devaient sonner chez des étrangers. Même si le prosélytisme et la collecte de la redevance étaient des activités différentes, Tengo avait bien compris que ce rôle qui leur était imposé blessait profondément leur cœur d’enfant. Le dimanche, les enfants devraient s’amuser avec d’autres enfants autant qu’ils le voudraient, et non pas aller menacer les gens à propos d’une redevance ou leur annoncer une fin du monde terrifiante. Ces choses-là – à supposer qu’elles soient indispensables –, c’était l’affaire des adultes.

 

Une seule fois, Tengo avait eu l’occasion de tendre une main secourable à la petite fille. Cela s’était passé à l’automne, alors qu’il était en quatrième année de primaire. En cours de science, pendant une expérience, elle avait dû essuyer des paroles méchantes de la part d’un élève, assis à la même table. Sous prétexte qu’elle s’était trompée. Il ne se souvenait plus de quelle erreur il s’agissait. Le garçon s’était alors moqué d’elle, de ses missions de Témoin. Du fait qu’elle allait de maison en maison distribuer ses brochures idiotes. Et il l’avait imitée en répétant : « Jéhovah. » C’était un incident plutôt rare. Parce que, en fait, plutôt que de la malmener ou de se moquer d’elle, tout le monde faisait comme si elle n’existait pas. Les autres, impitoyablement, ne tenaient aucun compte d’elle. Toutefois, il était impossible de l’exclure pour les travaux en commun, comme les expériences du cours de science. Les paroles qu’on lui avait jetées à la figure à ce moment-là étaient vraiment venimeuses. Tengo, qui faisait partie du groupe voisin, n’avait pu les laisser passer. Pourquoi, il l’ignorait. Mais il lui était impossible de laisser les choses telles quelles.

Il s’approcha de la fillette, lui dit de changer de groupe, de prendre place dans le sien. Il n’avait pas réfléchi profondément, ni hésité. C’était plutôt une sorte de réflexe. Puis il lui expliqua minutieusement les points essentiels de l’expérience. Elle l’écouta avec attention, elle comprit ses explications et ne reproduisit pas son erreur. Ils étaient dans la même classe depuis deux ans et c’était la première fois qu’il lui adressait la parole (ce fut aussi la dernière). Tengo avait de bons résultats, il était très grand, très fort et respecté. Aussi personne ne plaisanta sur son attitude protectrice – en ces circonstances, du moins. Pourtant, son prestige en sortit diminué sans que ce soit dit ouvertement. Comme s’il était contaminé en ayant pris le parti de Jéhovah.

Mais Tengo ne se souciait pas de ce genre de choses. Il savait que la fillette était parfaitement normale. Si ses parents n’avaient pas été des Témoins, elle aurait été éduquée comme une fillette ordinaire et sans doute acceptée de tous. Elle aurait pu se faire de vrais amis. Or, du simple fait que ses parents étaient des Témoins, on la traitait comme si elle était transparente. Personne ne lui parlait. Et, même, personne ne la voyait. Tengo estimait cela totalement injuste.

Après cet incident, Tengo ne parla pas vraiment à la fillette. Il n’en ressentit pas le besoin, n’en eut pas l’occasion. Mais, quand leurs regards se croisaient par hasard, son visage se tendait légèrement, ce que Tengo percevait. Il n’était pas impossible non plus qu’elle se soit senti embarrassée par la façon dont Tengo avait agi à son égard au moment de cette expérience. Peut-être avait-elle été irritée. Elle aurait préféré qu’il ne fasse rien, qu’il laisse les choses en l’état. Tengo ne parvenait pas à juger correctement ce qu’il en était. Il était encore un enfant. Il n’était pas capable de lire sur le visage des autres leurs variations psychologiques.

Puis, un jour, au début d’un après-midi ensoleillé de décembre, cette petite fille avait saisi la main de Tengo. De l’autre côté de la fenêtre s’étendait un ciel immense avec des nuages blancs horizontaux. Tengo et la fillette s’étaient retrouvés par hasard seuls dans la salle de classe, après les cours, alors que le ménage était achevé. Il n’y avait personne d’autre. Elle avait résolument traversé la classe en toute hâte, s’était approchée de Tengo et s’était plantée à côté de lui. Et puis, sans la moindre hésitation, elle lui avait saisi la main. Ensuite elle avait levé la tête (Tengo mesurait dix bons centimètres de plus qu’elle) et l’avait regardé fixement. Étonné, il s’était tourné vers elle. Leurs regards s’étaient croisés. Tengo avait découvert, au fond de ses prunelles, une profondeur, une transparence telles qu’il n’en avait jamais vu jusqu’alors. La fillette était restée longtemps ainsi, sans prononcer un mot, à lui tenir la main. Avec beaucoup de force, sans desserrer un instant sa prise. Après quoi, elle l’avait brusquement lâché, et elle était sortie de la classe en courant, le bas de sa jupe voletant derrière elle.

Stupéfait, Tengo était resté là, muet. Sa première pensée avait été, ah, heureusement que personne ne nous a vus. Si quelqu’un les avait surpris, impossible d’imaginer l’effervescence qui se serait ensuivie. Il avait bien regardé partout autour de lui et avait été soulagé. Ensuite, il s’était senti profondément perplexe.

 

Peut-être la mère et sa fille, assises en face de lui de Mitaka à Ogikubo, étaient-elles des Témoins, elles aussi. Peut-être, comme tous les autres dimanches, allaient-elles accomplir leur tournée missionnaire. On aurait dit que le sac en étoffe rebondi était plein des brochures Avant le Déluge. L’ombrelle que tenait la mère et la lueur fugace qui était apparue dans les yeux de sa fille avaient rappelé à Tengo sa silencieuse camarade de classe.

Mais non, voyons, ces deux voyageuses n’étaient pas des Témoins. Sans doute n’étaient-elles qu’une mère et une fille parfaitement ordinaires qui allaient suivre quelque cours. Le sac contenait des partitions de piano ou du matériel de calligraphie, rien d’autre. Je crois que je deviens hypersensible, se dit Tengo. Puis il ferma les yeux et soupira lentement. Le dimanche, le temps adopte un cours bizarre, le paysage se dénature étrangement.

 

De retour chez lui, il se prépara un dîner tout simple. Il s’aperçut d’ailleurs qu’il n’avait pas déjeuné. Il se dit qu’il téléphonerait à Komatsu après le repas. Il aimerait sûrement connaître les résultats de la rencontre. Mais on était dimanche, il ne serait pas au bureau. Et Tengo ne connaissait pas son numéro personnel. Bon, et puis après tout, s’il avait envie de savoir ce qu’il en était, Komatsu téléphonerait lui-même.

Au moment où les aiguilles de la pendule allaient atteindre dix heures, alors que Tengo songeait à se coucher, le téléphone sonna. Il supposa que c’était Komatsu, mais à l’autre bout du fil ce fut la voix de sa petite amie qu’il entendit.

« Dis, je me demandais si, après-demain, dans l’après-midi, je ne pourrais pas venir chez toi, juste pour un petit moment… ? » proposa-t-elle.

En arrière-fond, on entendait un piano. Tiens, on dirait que son mari n’est pas encore rentré… « Oui, d’accord », répondit Tengo. Si son amie lui rendait visite, il serait obligé d’interrompre son travail de réécriture de La Chrysalide de l’air. Mais, en entendant sa voix, Tengo se rendit compte qu’il la désirait violemment. Après ce coup de fil, il alla à la cuisine, se versa un verre de Wild Turkey et, debout devant l’évier, il le but sec. Après quoi il se coucha, lut quelques pages d’un livre et s’endormit.

Voilà comment s’acheva le long et étrange dimanche de Tengo.

Avril-Juin
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